Mon Anthologie Yvan Goll
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Une anthologie poétique
Elégies internationales
Peuples guerriers !
Peuples des chansons militaires ! Rêveurs ! Européens !
Pourquoi ces matins grelottant sous le clairon, ces campements dans la fraise des bois, les villes énervées du sang lointain, la cavalerie flottante par les brouillards, des routes hagardes traînant l’exode des veuves, des plaines inondées de feu, les enfants sentinelles, les nuits malades et chancelantes à la toux du canon, et puis la pitié des Croix-Rouges ? Pourquoi cherchiez-vous l’amertume et la douleur, le tambour claquant de ses os et la plainte des tombes dans les dunes ?
Peuples rêveurs !
Et vous aviez déjà la guerre hurlante dans les galeries de vos houillères ! Et la guerre sournoise qui rongeait les fabriques carrées et grises, les bureaux du coton et du tabac ! L’état-major des banques ! Le blé était le génie de la victoire ! L’eau était l’ennemi ! La ruse d’un express déraillant sur le pont armé ! La faim criarde de vos femmes ! L’anarchie de vos fils ! Peuples guerriers ! Tisserands ! Ouvriers ! Vos chèques ! Les journaux ! Quels combats ! Hauts-fourneaux ! Le sang au cœur et dans les yeux !
Ô peuples héroïques ! Vous qui cherchez votre grande bataille !
Vous en perdites la plus grande, Européens !
L’Europe !
J’ai couchÉ dans le printemps
J’ai couché dans le printemps de ton jeune pré, mon frère, et mon cheval a brouté tout ton trèfle rouge et blanc.
J’ai caché la honte de nos patrouilles dans les ombres de ton blé, mon frère, et j’ai enfoui notre batterie dans le ventre de tes dernières meules.
J’ai piétiné le seigle et j’ai coupé la fragile framboise : oh les buissons ardents ! Ma main en sortit vile et veule.
Nous allons tous les fleurs au képi et des rubans sur le cœur : mais ça ne fanera jamais, car c’est de toi, mon frère, c’est ton sang.
Le Canal de Panama
I
Caraïbes aux canoës clairs sur le lac brun
Perroquets tricolores incendiant les arbres
Singes méchants : hululements et litanies
C’était la forêt vierge ! Alors
Vint l’espagnol Conquistador grandiose et fol
Accaparant la terre en l’embrassant
Tuant le dieu éclos des grandes flammes
Pour l’autre Dieu né d’une femme !
De petits chemin-de-fer païens
Avec leurs drapeaux de fumée
Comme des vers rongeaient les rocs de craie
Les palmiers se brisaient comme des mâts
Et les grues curieuses tendaient le cou
En conspuant le monde mort partout
II
Maladies des pierres et du sang
Marais gluants
Soleils puants
Moustiques étés électriques
Chaleur poisseuse filtrant par entonnoirs
Ciels de midi devenus noirs !
La Peste verte et brune et borgne
Salive huileuse sur les plateaux
Dents cariées et lèvres mornes
Injectant la mort jusqu’aux os
Baraques ! Bars ! Dortoirs ! Pissoirs !
Des rats des rats des rats des rats
Qui mangeaient du cheval gonflé
Et de l’homme à peine étonné
III
La montagne soudain râla son rut
Crevant du ventre comme un fût
Volcans ! Vipères ! Gouffres
Brûlants ! Cratères jaunes de souffre
Talus rongés par de félins tunnels
S’émiettant en plâtre glabre. Sels !
Eaux ! Tonnerres ! Le badigeon qui tombe !
Et toutes ces Villes ! Villes de briques !
Villes de paille ! Villes de tôle !
Chinois, Nègres, Italiens, Parisiens, Ohiens !
Églises de sable, hôpitaux de vent, cabarets d’Eau de mort :
Tout s’écroula
Tous ces ouvriers fraternels
Qui suçaient pour deux sous la glace à la vanille
Et qui mangeaient la friture du lac Gatun
Maintenant : chacun dort seul dans sa fosse.
IV
Enfin :
Creusé par les fleuves du Sang et les pelles de l’Or
À travers soc et roc et sable et câble
Le Canal
De Panama
Des lampes à arc tendues de mer en mer
L’accompagnent les nuits d’hiver
Et le travail explose et gronde
Marteaux Presses Pompes Rouleaux : quelle hécatombe !
Aux deux entrées les deux écluses
Anges-gardiens aux ailes mécaniques
Bras fraternels des nouveaux Prométhées
S’ouvrent !
Et c’est le chant
De tous les océans
Les cœurs du monde qui s’embrassent
Barques Navires Dreadnoughts de toutes les races
Face à face.
(1912, paru dans Action n° 5, octobre 1920)
Paris brûle
Nef écarlate “ PARIS ”
À Dieu va, sur les plâtres de toutes les mairies
aux flancs de tous les trams !
L’enseigne LIBERTÉ ÉGALITÉ FRATERNITÉ
se balance aux courants d’air des prisons
Des anges s’envolent des tours de Saint-Sulpice
en ascenseurs invisibles
Les pianolas chantent dans les voiles
Angelus
5 heures du matin
L’apocalypse des trains de marchandises
entre lentement en gare sous la pluie
et porte les oranges or aurore
On en charge les premiers autobus
qui vont au Châtelet
Les blancs corbeaux des quotidiens
se battent autour des appâts de la nuit
Le monde juge en trois lignes
Évangile des métros
“ Un coiffeur se pend aux cheveux de sa femme
12 nègres à bord du Suffren fusillés pour raisons confessionnelles
Grève générale au Vatican Le Pape souffre de douleurs internes
À New York une comète ressuscite 3 000 000 de morts
Ils s’aimaient :10 ans de travaux forcés ”
Boulevards républicains
les cafés matinaux clignent
les maisons lèvent des stores lourds de sommeil
Vespasiennes sources aimables
que n’y pousse le thym !
Et les dernières veuves de la nuit
boutonnent les brouillards sur leurs seins
Nuit en ton honneur
on élève Boulevard Arago
la statue Guillotine
où vient percher un merle bleu
L’assassin frisé sourit
en première page du Matin
dans toutes les laiteries
deuil de tous les trains de banlieue d’Europe
Déjà roule la tête
dans la sciure d’or
roule et monte
dans le dos de l’humanité
ronde
rouge
SOLEIL !
Tu ne tueras point !
Mais le soleil n’est pas une tête de mort
Il est l’humble pissenlit
Il est le chignon blond de ma dactylo
Il est l’épingle de ma cravate
Et à Paris
dans toutes les boulangeries
qui sentent les champs de bluets
il est cette miche
de trois kilos
Les bonnes ménagères dissimulent
derrière les ciels-de-lit
une bouteille de vitriol
pour quand viendra le facteur
avec un grand malheur
Le spécialiste des maladies de peau
écrit son ordonnance de mort
au rez-de-chaussée des hôtels meublés
et fait l’escompte aux manucures
Mais à tous les arrêts de trams
une inconnue m’attend
Les autobus démarrent
complets aux larmes
D’abord elle sourit : ensuite
je mets son cœur sur de la glace à la framboise
Trois cent fois elle s’appela Isabelle
Mais hier ce fut Zouzou
tombée d’une chambre d’hôtel
Son cœur est une poupée
qui ferme les yeux quand on la penche
Mais quand elle pleure
la vieille femme déjà transparaît
Ses paupières sont des feuilles d’automne
qui ont peur de tomber dans l’herbe
À deux on découvre la nature
petits vapeurs de Saint-Cloud
Primevères véritables autour de l’usine à gaz
Sous les aisselles les déesses de marbre portent de la mousse
Les matins vieillissent vite
L’arbre s’envole
Demi-tour il n’est plus temps
d’être grec
Tourne toupie du monde
Cirque
Panthéon en toc
Fouettée de jarretelles roses !
À la Grande Roue on met en loterie les étoiles
Un manège de bêtes électriques tourne
autour de ton geyser de métal
Tour Eiffel
De lunes à lunes
se tendent les courroies de transmission
Soleil sur monocycle
au vélodrome astronomique
poursuis ton handicap
Midi
Zénith
Il transpire dans son sweater jaune
Cette course est éternelle
La voie lactée est un pneu neuf
Et à Longchamp
des jockeys or citron
prennent le départ
HURRAH !
L’homme défie le champion divin
Tous les coiffeurs d’Europe mettent
leur âme au Paris Mutuel
MIDI
Haute tension
700 000 volts
Accumulateurs d’influx nerveux
L’aiguille en platine de la Tour Eiffel
crève l’abcès des nuages
Fièvre
Isolement des typhiques
Hauts-fourneaux
Trains de neige incandescents 44° C
plus ou moins 0
Les forêts flambent comme du papier à cigarettes
Les icebergs glissent sur l’équateur
Les comètes battent de la queue
Des aigles en aluminium
tombent
Cent ans tournent comme une roue folle
au cadran
Chronomètre garanti or
Soleil
Et j’ai peur
que mon cœur
qui n’a pas de cran d’arrêt
comme un revolver
ne parte tout seul
Les sphinx en briques
Intiment : TRAVAIL TRAVAIL
Les sirènes prostituées des usines nasillent
pousse coupe soude tourne laboure chauffe balaye
tricote soulève meurs
Ô socialiste Sébastien à la barbe en feu
Monté sur ton réverbère
prophète enroué
montre-leur les nouvelles Tuileries
Le nuage se lève à Belleville
Drapeaux rouges incendiant les prisons
LIBERTÉ ÉGALITÉ FRATERNITÉ
La Semeuse a mis son bonnet phrygien de travers
Rentiers votre bonne amie
danse le tango sur chaque pièce de quarante sous
Vierge souriante des Folies-Bergère
Au vent de ton Origan
Les dreadnoughts débarquent en France
ta chevelure bleu-blanc-rouge
Allume les phares d’Europe
Pourtant je sais ton humilité
vierge des inconsolables matins
qui marchandes les occasions de blouses
et sur la lampe à pétrole
vite prépares deux œufs à la coque
Mais il y a les tireuses de cartes
sur un tabouret de piano
Pythies elles hument les vapeurs
d’un thé à bon marché
et vendent aux pauvres filles
la bonne étoile
l’as de carreau de l’espoir
trois neufs pour le mariage
la femme de pique vous en veut
et derrière le paravent japonais
le roi de cœur fume
du Maryland
Ô Place de la Concorde
où manque une pyramide
Au Ministère de la Marine
dans un bureau moisi
il y a Madagascar
en peinture
les amiraux bleu de prusse
aux belles barbes
aimantent de leurs crayons
les cuirassés autour de Gibraltar
Départ officiel
Alphonse XIII se cramponne à son tube
Les Présidents de la République se montrent à toutes les fenêtres
Seul le prince héritier Hirohito
d’un sourire cynique
exécute tout le corps diplomatique
VIVE LA France !
Là : un accident
Rumeurs
Film d’une seconde
Une tête
Un chapeau
Une tête parmi cinquante mille têtes
Raie à gauche
qui tombe
qui roule
sous la roue impitoyable
Tête à barbe paternelle
Peut-être Iochanaan
sorti du gouffre du métro
ou une tête quelconque
peut-être ma tête…
L’encre bleue de tous les reporters pâlit
Le photographe fait sa révérence à l’histoire
Les rotatives
vomissent des reptiles gris
toutes les salles de rédaction
sont des boîtes de Pandore
au-dessus des Bourses de Londres et de Bruxelles
une main menace
blanche
charnue
grasse
manchette et boutons de nacre
anathème qui se lève et se convulsionne
Tous les gramophones connaissent le cours de la Royal-Dutch
La Marseillaise
ALLONS ENFANTS DE LA PATRIE
Sur les Boulevards
on récite la litanie des saints chiffres de l’époque
Oracle
606
69
75
Poker de la civilisation
À Chicago la célèbre tuile tombe des toits
Au Groenland un phoque crève
À Shantung le Ministre des Finances chante :
J’ai sur ma dent
une couronne d’or
J’ai 100 actions
Mines d’Olympe
J’ai un tombeau de famille
Pour 20 siècles
J’ai
J’ai
Et il donne sa démission
Moscou télégraphie à Gomorrhe
RÉVOLUTION !
des ouvriers dans un tank-tramway bleu attaquent le Louvre
À toutes les terrasses de cafés
fleurissent les cocardes du 1er Mai
“ Mitrailleuses à coudre Singer ”
Les cheminots sont en grève
Les express se reposent dans les forêts de sapin
pendant quatre jours
Les radiogrammes bourdonnent
dans leur ruche Tour Eiffel
La station du Mont-Blanc brille au loin
Signaux diamants
“ Édition spéciale ! ”
Idéal des idéaux
Match de boxe à Jersey-City
L’ère nouvelle du droit du poing
L’Union des Merciers envoie une délégation au-delà de l’Océan
Attention ! Premier round !
L’Europe et le nègre Zeus se serrent la main
Caleçon tricolore
La poitrine humaine cintre un acier rose
Les appareils Morse ont tous la fièvre
Quatre poings façonnent l’honneur du monde
U. S. A. toutes les montres sont arrêtées
Les usines de munitions ont congé
Les paquebots stoppent en plein Atlantique
Quatrième round
Des montagnes ont le vertige
Banques cambriolées
77 suicides
300 attentats à main armée
Knock-out
La STATUE DE LA LIBERTÉ sourit
alors une guerre éclate
des squelettes battent du tambour
le prix du sucre monte
enterrements gratuits
des héros laurés de bandages
entassés dans des wagons à bestiaux
portent leur cœur séché
entre deux feuilles de papier-timbré
Le rapide Rome-Stockholm
est exclusivement composé de voitures-cercueils
À cet instant
devant une table de café
un GÉNIE découvre
l’amour des hommes
Café ESPRIT
Centrale du monde
Frères et sœurs échangent des cigarettes
CAFÉ DES WESTERNS CAFÉ DE LA ROTONDE
CAFÉ TERRASSE CAFÉ PRAGUE
CAFÉ STÉPHANIE CAFÉ DES TROIS MONDES
Dans les glaces à la pistache
nagent les planètes inexplorées
Les ventilateurs des cerveaux ragent
dans les miroirs sans tain
les poètes se noient pêcheurs de rêves
les peintres ajoutent au ciel des balcons outremer
Les dynamos écarlates de Fernand Léger
fendent le ciment des murs
Lipchitz fait chanter de nouveaux sphinx
tandis qu’au Louvre-cimetière
l’herbe croît dans les oreilles des statues gothiques
Pendant ce temps
le garçon de café
vend en contrebande
de la fraternité
à 50 centimes
Paris
Diamant au cou d’Europe
irisé de cent mille lampes à arc et à pétrole
Un jazz joue sur l’Arc de Triomphe
Panthéon cymbales
Orgue du Trocadéro
Paris-Fox-trot
Flûte douce dans le vent
écoutez la Tour Eiffel
Le magicien en casquette de sport Monsieur Eiffel
au centième étage de sa tour
reçoit personnellement à dîner
les poètes européens
Orchestre symphonique des nuages
Acoustique interplanétaire
Après le troisième service
étoiles grillées aux foudres
toasts
Toute la nuit dura ce concours de poésie
À chacun Monsieur Eiffel fit cadeau de 3 actions de sa Société Anonyme
Paris brûlait toujours
Les agrafes des Grands Boulevards étaient en platine
Et la Seine veuve de guerre traînait ses perles
réverbères noirs
Tous les bijoutiers obtinrent le prix Nobel
La Place de l’Opéra
minée de cubes Maggi
était gardée par des danseuses du Corps de Ballet
Berlitz-School Académie de la Cinquième Internationale
Au Musée Grévin Marat demandait trois francs pour
une interview
Café de Madrid : Congrès des voyageurs en pianos
Et toutes les adultères épousent leur détective
Ô reine de Roumanie vends-moi de ton amour
car je m’appelle Ivan
En bon Européen
je te tuerai demain !
Je vais chercher mon dernier désespoir
au ciné que garde le Suisse de N. D.
Charlotte Corday rit sur les affiches
Et des aérostats en flammes
projettent la photo de Lénine
sur Saturne
Te voilà violette Zouzou
silencieusement fleurie
au rayon de la papeterie du Printemps
En échange de ce poème
veux-tu me vendre un bloc-notes ?
Et puisque les alouettes sont mortes
je jette en l’air
des chèques roses
Échelles de Jacob les ascenseurs
nous montent dans notre pauvre Eden (Hôtel)
Téléphone insipide
Menus
à pleurer dessus
et bordés de noir
Le portier n’est qu’un père de famille soucieux
Où se trouve l’Australie ?
Quand partent les bateaux pour Saint-Cloud ?
La police arrive dans une auto bleu ciel
Les trains de marchandises
butent et se cabrent
avec leur chargement d’oranges pourries
Le lever du soleil est décommandé pour aujourd’hui
Dernier
feu rouge
à l’express du monde
mon cœur s’éteint
Quelle heure est-il ?
(1921 pour la version allemande,
paru en français dans Le Nouvel Orphée, 1923)
Poèmes d’Amour
Dors pauvre enfant
Dors pauvre enfant
J’arrêterai la terre
J’huilerai les bielles de la lune
Que tes pleurs ont rouillées
J’éconduirai le vent qui a de l’asthme
Et réveille la France entière
Pour que tu dormes
Tous les tramways mettront des roues d’ouate
La pluie se fera neige
Et le matin j’assassinerai les mésanges
Qui fêleraient ton cœur fragile
Pour que tu dormes
*
* *
Je ne serai plus jamais seul ni pauvre
J’ai ma douleur, ma royale douleur
Des arbres de douleur au feuillage de deuil
Des amis de douleur gantés de rouge
Je suis le frère et le mari
Je suis le fils de ma douleur
Je ne suis rien sans elle
Je la mange
Je la ris
Je la fume
Je la hurle
Je la crache
Je l’aime puisqu’elle est de toi
(1925)
Poèmes de Jalousie
Orphée charma les panthères timides
Les loutres de velours
Les autruches hystériques
Les baleines à quatre étages
Les ibis
Les lézard naïfs
Mais toi, fauve entre toutes,
Par quelle poésie
Te toucherai-je ?
*
* *
Reviens :
J’inventerai une cinquième saison pour nous seuls,
Où les huîtres auront des ailes,
Où les oiseaux chanteront du Stravinsky
Et les hespérides en or
Mûriront aux figuiers
Je changerai tous les calendriers,
Où manqueront les dates de tes anciens rendez-vous,
Et sur les cartes de l’Europe
J’effacerai les routes de tes fuites.
Reviens :
Le monde renaîtra
Les boussoles auront un nouveau Nord
Ton cœur !
(1926)
Moi qui ne vibrais plus
Moi qui ne vibrais plus,
Homme des villes
Homme de pierre et de caoutchouc
Ah qui ne vibrais plus
A l’approche du soir et des oiseaux en deuil,
Indifférent aux blessures d’un rail
Après un accident de crépuscule,
Sourd aux cris d’une clef qu’on arrache de sa serrure,
Aveugle au désespoir d’un bouton de rose rouillé....
Depuis que ton regard m’a trépané
Et instillé l’amour entre mes fontanelles
Je pleure
Je pleure de nouveau et je m’épanche
Comme les sources fin janvier
Et les conduites d’eau la nuit dans les cuisines ;
J’arrose la terre de mon amour
J’irrigue les rues asphaltées
Et fais jaillir des perce-neige devant l’Opéra ;
J’embrasse un réverbère qui devient lilas,
Et d’un vieux crayon mal taillé,
Humble morceau de bois,
Je tire des chansons qui font pleurer les hommes.
(1929)
Gare de banlieue
Les trains de banlieue charrient la nuit
Comme une cargaison d’anthracite.
Ils pleurent sur leurs boggies
Mais cela ne leur sert à rien.
La pluie aussi pleure sur les hangars d’ennui.
Dans les champ désolés plus un corbeau.
Pourtant dans les salles d’attente
Les yeux brûlés par les phares d’espoir,
Aussi dociles que leurs choses
Que leur valise au hardes de bonheur
Les naufragés du jour attendent.
Qu’attendent-ils ?
De fréter un nuage ?
De grimper dans un cerisier en fleurs ?
Où simplement d’enterrer un cousin ?
(1930)
Chansons Malaises
Mon ami travaille
À la plantation de caoutchouc
Toute la journée il caresse les gommiers
Il se drape dans leur ombre verte
Et tâte leurs corps nus
Mais brusquement il enfonce son couteau
Et fait jaillir le sang des troncs trahis
Puis ses mains redeviennent douces
Et pansent amoureusement
La plaie qui pleure
Toute la nuit auprès de moi
Il recommence la même besogne
*
Depuis que tu me connais
Je me connais enfin
Mon corps m’était plus étranger
Qu’un continent lointain
Je ne distinguais pas
L’Est du Sud
Mon épaule escarpée
Pointait comme un rocher
Soudain ta main savante
M’enseigna qui j’étais
Mon pied trouva sa course
Mon cœur son battement
Et maintenant je m’aime
Comme tu m’aimes
*
Je ne voudrais être
Que le cèdre devant ta maison
Qu’une branche du cèdre
Qu’une feuille de la branche
Qu’une ombre de la feuille
Que la fraîcheur de l’ombre
Qui caresse ta tempe
Pendant une seconde
(1935)
La Chanson de Jean sans Terre
Jean sans Terre fait sept fois le tour de la terre
Au blanc matin
D’une vie entière
Il s’en va loin
Vers la grand’ terre
Il part tout seul
Soldat du mystère
Rien qu’une fleur
À la boutonnière
Souriant toujours
Battant des paupières
Il trompe l’amour
À chaque frontière
Dans les cités
Bouillante de bière
Toute gaieté
Tourne en misère
Au bar des ports
L’épient les moukères
Les garçons forts
Ne l’aiment guère
Amant des mers
Des îles de fièvre
Les vents amers
Baisent sa lèvre
Il fait sept fois
Le tour de la terre
Portant la foi
Dans sa tête fière
Barbier Cireur
Prêtre Corsaire
Pion Empereur
Métiers de chimère
Mais c’est si peu
De courir la terre
De manger du feu
De faire la guerre
Oh toute part
La même misère
Arrivées départs
Aux débarcadères
Soir et matin
La chair et le rêve
Le pain et le vin
Tiens ! Mange et crève !
Individu
Sans nom sans terre
Cœur triste et nu
Qui s’exaspère
Sans passeport
Sans père sans frère
Mendie ta mort
Aux cimetières
(1936)
Don Juan sans Terre et sans femme
Don Juan sans Terre
Aime mille et trois
Femmes. Mais il erre
Sans faire son choix
Aime-t-il la neuve
Aux yeux d’écureuil ?
Aime-t-il la veuve
Rose sous le deuil ?
Aime-t-il la moire
D’une avide chair ?
La tulipe noire ?
La pulpe d’enfer ?
Veut il la grenade
Aux trente-six cœurs ?
La blanche naïade
Aux trente-six sœurs ?
La Diane du Louvre
Maîtresse du vent ?
Celle qui s’entrouvre
Au toucher du gant ?
La grasse banquière
Assise au balcon ?
Ou la boulangère
Aux taches de son ?
Voici Gabrielle
Au cou duveté
Qui sous son aisselle
Héberge l’été
Veut-t-il l’améthyste
D’un ongle irisé ?
Ou le genou triste
D’un bronze brisé ?
Voici l’anémone
À l’odeur d’encens
Et voici la nonne
Brûlée des cinq sens
Est-ce un œil oblique
Qui le rend dément ?
La fille publique
Qui toujours consent ?
Don Juan : tu aimes
Ce que tu n’as pas
Mais la chair est blême
Qu’hier tu palpas
Brûle ta légende
D’invincible amour
L’absence est plus grande
Que vaincre toujours
Oh pour te rendre ivre
Don Juan le bel
Détruis et délivre
L’ennui éternel
Furieux infidèle
Ne sois jamais là
L’absence a des ailes
Tu n’as que des bras
Fuis de tant de hanches
L’étroite prison
Fuis ! Prends la revanche
De tes pâmoisons
Même Cléopâtre
Au serpent d’émail
Te ferait un âtre
De son gai sérail
Cependant Pégase
Hennit dans les prés
Vers d’autres extases
Du soir diapré
Caresse l’épaule
D’un pic virginal
Et séduis des pôles
Le sein glacial
Défie la tempête
Et le vent viril
Engouffre ta tête
Dans les nus du Nil
Don Juan sans terre
Sans femme sans rien
Qui rien ne vénère
Homme vénérien
(1936)
VÉnus alsacienne
Moi qui suis né des flancs de Sainte Odile
De cette noce pure de la tour de dieu
Avec une montagne renversée dans la plaine des blés
Je suis l’amant de ma montagne maternelle
Toute allumée de pins comme de cristaux de neige verte
Toute émaillée d’yeux que tu portes sur tout le corps
Je suis l’hôte de tes yeux noirs, de tes eaux noires
Noirs noirs si noirs qu’ils tournent au bleu d’alcool
À la fourrure de flammes qui bordent les ailes des anges
Je suis au bord de tes yeux
Le pêcheur éternel dont l’ombre plonge plus bas
Que ne sont tes yeux tes eaux tes sangs
Et quand j’y lance l’appât d’une seule parole
Tes yeux se rident se brisent de petits sourires
Et se voilent soudain à mes désirs
Et je fais chavirer tes lacs qui sortent hors de leurs bords
Qui fument comme s’ils étaient de feu et non d’eau
Un typhon inexplicable rase les cimes de tes pins
Et peu m’importe : je jette au fond de tes yeux
Le soleil tout entier qui se brise en mille ors
Et forme en toi d’étranges signes : des poissons, des vautours
Mais, sainte amante, tu crains la colère de la tour
Le tonnerre debout qui lance ses abeilles de feu
Sur toute la plaine étalée au midi
Je joue ma vie sur l’échiquier des champs bien tracés
Entre tes carrés de menthe et tes triangles de fenouil
S’élèvent les poisons verts du tabac et du houblon
S’élèvent les poisons blancs de ton haleine
Où m’engourdit le rêve et m’assomme le désir
Sous l’églantier de l’amour
Et voici que chante là-bas notre fils
Le jeune Rhin bleu aux boucles de chênes d’or
Qui porte notre histoire aux gris océans des siècles
(1936)
La Moselle
Es-tu ma vieille mère Moselle
Assise sur le Pont des Morts toute une vie
Tricotant le chandail vert de ma vague ?
Vous avez tous vu cette statue de laine
Dans l’attente du fils qui devait secouer
Les pruniers du monde
Mais qu’elle que soit cette rive au visage de craie
La clef des racines ouvrira la fleur
Avant que les vins de Scy deviendront gris-amers
Mais j’ai suivi l’appel des vagues jusqu’à la ville
Où dans la morgue des petits matins
Les noyés disent la messe basse
Reposez sur l’oreiller des vagues
Couronnes dévoyées qui n’ont jamais trouvé leurs cadavres
D’une ruine vous suit un dernier cri d’amour
Ta vague, ma Moselle, se retourne à chaque pas
Pour détruire quel mirage ?
Je cherche ma vague ! Ma petite vague à moi !
(1936)
Deuxième livre de Jean sans Terre
Jean sans Terre appelle les Cyclopes
Redeviens Cyclope
Frère au front poli
Rebâtis d’Europe
Le rêve aboli
Regarde la Terre !
A de maigres seins
Mais elle est ta mère
Que son nom soit saint
Noirs jusqu’aux racines
Les arbres déments
Boivent la benzine
En guise de vent
Nuages d’oxydes
Ruisseaux de lysol
Hâtent le suicide
De ce grave sol
Les haleines rances
Et les sangs viciés
Marquent la souffrance
De ces temps d’acier
La misère d’être
Et l’âcre sueur
Aux murs de salpêtre
Imprègnent leur peur
Écoute les plaintes
Dans les hôpitaux
Espérant la sainte
Voix d’un ex-voto
D’adorables mères
En croix sur le lit
Soignent leurs ulcères
Près des seins de lys
La vérole rôde
Dans les corridors
Mais un baiser d’iode
Fait que tout s’endort
Dans la capitale
Creuse de tunnels
Les hydrocéphales
Bravent l’éternel
Des fleuves de foutre
Vainement giclé
Encrassent les poutres
Et les murs enflés
La nuit se copulent
De tendres époux
Mais la mort crapule
Veille dans leurs poux
Oh il faut que lèvent
Parmi ces purins
Les magiques sèves
De nos souterrains
Il faut des miracles
Des cris enchantés
Des phares qui raclent
Ces hôtels hantés
Versez les pétroles
D’or sur la cité
Et les auréoles
D’électricité
Sur cent mille tonnes
D’âme et de béton
Monte la colonne
Que nous habitons
Et sur les décombres
D’horribles plâtras
Dans la nuit des ombres
L’Homme surgira
Voici l’Homme : admire
Son œil triomphant
La fleur du sourire
Aux lèvres d’enfant
Son pas qui résonne
Dans les parcs de mai
Sa main qui se donne
À qui veut l’aimer
Délivré du doute
Peuple mal aimé
Marche sur la route
De l’esprit armé
Et sous les médailles
D’astres redorés
Suis les funérailles
D’un siècle abhorré
(1938)
Troisième livre de Jean sans Terre
Jean sans Terre a le mal de Terre
Mon faible corps s’étale
Sur les cinq continents
Toutes mes capitales
Ont le même tourment
Sombres noms de villages
Visités par la peur
Vous apprendrez aux sages
La honte de nos cœurs
Soleil de mélinite
À chaque aube je crains
Ta bombe qui crépite
En nos noirs souterrains
Et quand la lune ermite
Monte à ses balcons d’or
Son lys de dynamite
Parfume notre mort
Est-ce mon cœur qui tonne ?
Est-ce mon pouls qui bat ?
J’ai mal à Barcelone !
J’ai mal à Guernica !
Mon pied s’étend aux Chines
Où meurent les enfants
Mon front en Palestine
Rougit du jeune sang
J’ai mal à mes vieux chênes
Que la mitraille abat
Privant les mornes plaines
De l’ombre de leurs bras
Dis-moi dans quelle langue
Je peux encore chanter
La parole est exsangue
Et l’esprit est hanté
Dis-moi pour quel mystère
Désormais exister
Parcours toute la terre :
Morte la liberté !
Dans quelle cathédrale
Où sous quel minaret
Dois-je enfouir mes cymbales
Et mes ardents secrets ?
La mort est sur la terre
Et dans le firmament
J’habite mon repaire
Parmi les ossements
Oh j’ai le mal de terre
Le mal de l’animal
Qui couve en sa poussière
Le sanglot ancestral
(1939)
Chansons de France
Chanson de France
Nous n’irons plus au bois ma belle
Les lauriers sont coupés les ponts
Aussi : les arcs-en-ciel
Et même le Pont d’Avignon.
Jeanne d’Arc mortelle statue
Un peu de bronze ensanglanté
Dans cette France qui s’est tue
Ton cœur a cessé de chanter.
Jeanne dans sa jupe de bure
Assise sous les framboisiers
Se prépare une confiture
Avec du sang de cuirassiers.
La poule noire des nuages
Pond les œufs pourris de la mort
Les coqs éplumés des villages
N’annoncent que les vents du Nord.
Car l’aube avait du plomb dans l’aile
Et le soleil est un obus
Qui fait sauter les citadelles
Et les lilas sur les talus.
Le ciel de France est noirci d’aigles
De lémures et de corbeaux
Ses soldats couchés dans les seigles
Ignorent qu’ils sont des héros.
Ni Chartres ni Rouen ni Bruges
N’ont assez d’anges dans leurs tours
Pour lutter contre le déluge
Et les escadres de vautours.
Taureau chassé des pâturages
Et du silence paternel
Devant la pourpre de l’outrage
Perd tout son sang au grand soleil.
Il perd son sang par ses fontaines
Par ses veines par ses ruisseaux
Il perd son sang par l’Oise et l’Aisne
Par ses jets d’eau par ses naseaux.
Les douze sœurs de ses rivières
Aux bras cambrés aux nœuds coulants
Dénouent leurs lacets et lanières
Pour se jeter à l’océan.
Buvez buvez guerriers ivrognes
Les vins fermentés de la peur
Les sangs tournés de la Bourgogne
Les alcools amers du malheur.
Les bières gueuses de la Meuse
Et les vins platinés du Rhin
Les sources saintes des Chartreuses
Et les absinthes du chagrin.
Les larmes qui de chaque porte
Ont débordé sur le pays
Les eaux de vie et les eaux mortes
Grisantes comme le vin gris
Nous n’irons plus au bois ma belle
Les lauriers sont coupés les ponts
Aussi : les arcs-en-ciel
Et même le Pont d’Avignon.
19 juin 1940
Chant du soldat de France
Quand sur la ligne Maginaire
La lune jaune m’inondait
Je rêvais qu’on faisait la guerre
Mais la mort me fichait la paix
Ainsi font font font
Les petites baïonnettes
Font trois coups
Et puis s’en vont
Ils sont venus de Barbarie
Derrière Metz près de Châlons
Jusqu’à Paris toute marrie
Et j’ai marché à reculons
Ainsi font font font
Les petites mitraillettes
Font cent coups
Et puis s’en vont
Pourquoi n’ai-je cueilli la rose
Avec l’épine de Strasbourg ?
L’escalier de l’apothéose
M’a fait descendre de la Tour
Madame à sa tour monte
Mironton mironton mirontaire
Mais Malbrough pour sa honte
N’était pas mort en guerre
Cerises de Montmorency
Muguet de Chantilly
L’année dernière pour Lucy
L’année prochaine pour Lilly
Il pleut bergère
Il neige aussi
Ni vin ni bière
Ne tombe ici
J’ai bu les Nuits j’ai bu les Graves
J’ai bu les vins du désespoir
J’ai dit que sur ma tombe on grave
“ Attendez moi jusqu’au Grand Soir ”
Quand Jean Renaud
De la guerre revint
Il avait beaucoup d’eau
Mis dans son vin
Croix de Lorraine
Cœur de France
France de mon Cœur
Tour de souffrance
Jardin des pleurs
J’ai grimpé dans les pruniers de Lorraine
J’ai pressé les olives de Provence
J’ai cueilli tes cerfeuils et tes verveines
France : verger d’amour et d’abondance
Tilleul ou chêne
Croix de tout bois
Croix de Lorraine
Partout tu crois
Aujourd’hui tes vieux ormes se transforment en gibet
Tes champs de blé ne sont plus que des champs d’honneur
Derrière tes églises s’agenouillent tes fils fusillés
Une fosse commune s’ouvre sous les trèfles en fleurs
Croix de France
France en Croix
If de Patience
Lys de la Foi
Pain de peine
Vin mystique
Porte de sagesse
Arche d’alliance
Miroir des anges
Bûcher de Jeanne
Bûche de Noël
Ciel tricolore
Rose de Chartres
Roseau de Strasbourg
Tour d’amour
Amour de France
France de mon cœur (1940)
Parmenia
Parmenia de Cuba Calle anima et calle Virtute
Toute une rue de portes closes
De portes mortes qui parlent qui t’appellent par ton petit nom
Toute une rue de murs qui meurent et murmurent
Des murs qui ont des lèvres et des plaies
Des lèvres qui s’ouvrent dans le plâtre impitoyable
Des lèvres qui s’ouvrent comme des roses dans un jardin de neige
Des portes sans serrure des portes sans espoir des portes
Plus obstinées que celles des cloîtres
Et pourtant tu n’as qu’à frapper de l’ongle
Elles tombent
Je suis Parmenia
Je suis votre petite fille
Vous n’avez qu’à pousser la porte épaisse
Une porte de forteresse sept fois verrouillée
Une porte d’ombre qui tombe sous ton souffle, étranger
Sous ton ongle timide s’efface le voile illusoire
Je suis à toi je suis à tous
Dans la fosse de mon corps chante la source inconnue
Entre, mignon
De grandes lèvres s’ouvrent dans le mur
De grandes plaies s’ouvrent dans la chair morte
Toute une rue de portes closes
Des portes qui parlent et qui connaissent ton petit nom
Toute une rue de murs toute une rue de murmures
Une rue de plâtre, une rue de misère et de miséricorde
Mais des yeux d’huile brûlent derrière les judas
Des lèvres de roses devinent ton petit nom
Et des jardins babyloniens fleurissent sous le grabat de cri
Des portes des portes regardent murmurent appellent
Des lèvres dans la porte des yeux dans le mur
Premier Mai À La Havane
Adorent-ils le Fruit Soleil
Qui se divise en tranches sucrées
Pour toutes les bouches qui s’ouvrent ?
Fêtent-ils la Terre Rouge
La Terre aux membres doux et gracieux
Qui aime qu’on la travaille et la caresse ?
Il se pourrait que les Champs de Tabac
Aux éventails qui parfument le monde
Se soient mis en marche
Il se pourrait que les escadrons
Des Lanciers de la canne à sucre
Avec leurs fanions verts courent à l’attaque
Hélas
Tous les travailleurs de la Papeterie
Tous les travailleurs de la Brasserie
Les travailleurs de la Musique, du Rhum et du Cuir
Les conducteurs d’autobus agiles comme des singes
Qui grimpent dans l’arbre de la ville en riant aux éclats
Et toutes ces souples déesses du Tabac
Qui ajoutent à chaque cigare
L’ivresse de leurs mains amoureuses
Ils ne réclament que la parole du vent
Ils ne réclament que le geste de la vanité
Ils se contenteront à la fin d’une glace à la fraise
Et rouleront leur drapeau rouge sans aurore
Parce qu’ils ont trop chaud
(1940)
La mère du soldat
Qu’as-tu fait de ta nuit, maman ?
La nuit qu’il me fallut partir
On avait tant de choses à se dire
Mais tu m’as dit : “ Il faut dormir !”
Avant midi, je suis parti,
La grosse boulangère nous vit
J’étais un beau soldat tout neuf
Et toi comme une petite fille
Oh ton fichu de belle laine
Est-il usé sur tes épaules ?
Ne prends pas froid à la fenêtre
Le train des soldats roule, roule.
N’oublie pas de planter l’oseille
A Pâques quand la terre sent bon,
L’oseille verte de l’espoir.
Reviendrai-je pour la moisson ?
Maman, je t’ai revue partout
Dans les villes assassinées,
Je t’ai vue mourir à genoux,
Un bout de sucre t’eût sauvée
Je t’ai vue, triste ombre d’oiseau,
Longer le mur des fusillés ;
Dans ton cœur je suis encore beau,
Mais ton fichu est déchiré.
Je t’ai tuée avec ma main
Et j’ai vu tes grands yeux fleurir.
Tu avais tant de choses à dire,
Mais tu m’as dit : “ N’as-tu pas faim ? ”
Et tu refusas de mourir,
Mère de l’ennemi, ma mère.
J’avais conquis de grands empires,
Mais ton amour soumit la terre.
Debout à toutes les fenêtres
Du monde, maman, tu me veilles.
Quand je reviendrai des ténèbres :
“ Viens manger ta soupe à l’oseille ! ”
(1941)
Jean sans Terre
IdentitÉ de Jean sans Terre
Arrière petit-fils des Tantalides
Cachant ma faim dans les vergers d’autrui
Mon cœur de feu glacé par les yeux vides
Je n’ai goûté que des amours enfuis
J’ai pris la Rue aux Sept Douleurs
Et descendu l’escalier de service
J’ai traversé les ponts du Styx
Les pas-perdus et les arcs-en-enfer
Je fus l’invité triste du dimanche
L’étranger toujours louche des auberges
Mon vin faisait saigner les nappes blanches
Et mon ombre souillait les sables vierges
J’ai couché dans les champs de véronique
Et j’ai gobé les œufs du rossignol
J’ai dépecé l’unicorne magique
Et dévoré l’oiseau sans digérer le vol
Sans Terre encore à la fin de l’errance
Le Roi est mort — je ne suis pas dauphin
Les fruits de l’arbre de la Connaissance
Étaient pourris et j’ai encore faim
Je n’aurai pas duré plus que l’écume
Aux lèvres de la vague sur le sable
Né sous aucune étoile un soir sans lune
Mon nom ne fut qu’un sanglot périssable
Jean sans Terre À son FrÈre Noir
Frère de nuit ! Frère de lait ! Mon frère !
La terre est noire aux quatre coins du jour
Le vent est noir à mon cri de panthère
La femme est noire à ta danse d’amour
Le ciel est noir et la madone est noire
La mer est noire où tu baignes ton corps
Le vin est noir que ta bouche va boire
Le drap est noir dans lequel tu t’endors
Auprès de toi ton ombre semble claire
L’or du soleil s’assombrit dans ton œil
Toute ta vie tu portes le suaire
Ta nudité ressemble à un long deuil
Pourtant tu ris de ton grand rire nègre
Avec le blanc sidéral de tes yeux
Avec la chasteté de tes mains maigres
Avec le rythme de tes pieds ardents
Tu ris comme une fontaine qui fuse
Comme la scie en mordant le métal
Comme le fleuve évadé de l’écluse
Tu ris comme la pie et le cheval
Lorsque l’été fornique les collines
Tout ton sang cuve le vin du soleil
L’hippopotame épate tes narines
Et le serpent assouplit tes orteils
Et je vois piétinant les prairies
L’iris noir et la jacinthe indigo
Roi absolu qui règne sur la vie
Et qui use une femme dans un tango
Frappe du pied ! La terre au sang de lave
Te répondra comme un tambour l’écho
Annonçant la liberté de l’esclave
Qui va quitter la prison de sa peau
Danse ! Frappe la terre d’amertume !
Frappe le sol avec rage et douceur
Et brûle au fond de tes yeux de bitume
Les résidus de ton affreuse peur
Bondis ! Jaillis hors de ta solitude !
Hors de Harlem et de ton univers !
Délivre toi ! Décharne-toi ! Dénude
Ton mâle esprit de sa nocturne chair !
Danse contre le rythme ! Danse contre
Le mouvement perpétuel ! Contre le Temps !
Contre la loi de pesanteur ! Contre la montre !
Contre l’infidélité de l’instant !
Toi qui caches le charbon millénaire
De la douleur dans la nuit de ton corps
C’est toi qu’il faut à cette faible terre
Pour la guérir de sa pâleur de mort.
Jean sans Terre salue le fleuve Harlem
Cette eau cet alcool noir qui nous attire
Ce whisky blanc où nagent les yeux noirs
Ces étangs sulfureux où éclosent les mouches noires
Les dragons verts et noirs de la peste
Ô vague douloureuse
Danse blanche danse noire danse rouge danse jaune
Danse de toutes les mers dans le même allaitement
Massacre de toutes les mères dans le même halètement
Harlem ! Prêtresse noire
Saoule du lait blanc de la rosée
Ô fleuve à la chevelure de taupes
Et la ceinture scintillante de saumons d’acier roux
Danseuse chaldéenne dans ce bouge d’Amérique
Epinglant la lune d’or entre tes seins salés
Vers toi descendent les chattes de notre chair
Et les reflets de nos tôles bouleversées
Ô vieille vague
Vague du Tigre jaune et du Harlem poisseux
Mon oreiller bourré d’écailles de rascasse
Triste vague atterrée
Par tant de têtes noyées
Sombre rivière qui défie l’océan
Par ses écluses de la mort
(1944)
Elégie de Lackawanna
AmÉrique
Amérique aux yeux de mercure et d’oranges
Amérique au crâne empli de fourmis et de comètes rouges
Amérique qui cours et qui n’habites
Que des villes défaillantes sur les dunes
Halte ! Halte ! sur les boomerangs de tes highways
Halte ! devant tes totems d’essence
Dont les yeux de tabac et de pétrole
Clignent sous la dune d’anis
Halte ! te dis-je, car dans ton dos cavale l’avenir
Et le regard sacrificateur de l’Indien
Fait tourner à l’envers les roues de ton soleil
Les roues rutilantes de tes iris ferrugineux
Et les dollars de ton chariot roulant à l’infini
Amérique prends garde aux venins verts du lierre indien
Aux plumes de coqs déjà plantées dans ton échine
Prends garde au triangle de l’oiseau nickelé
J’entends tes fleuves frapper leurs écailles de cuivre
Et les oreilles de tes moules emplies
Du suicide éternel des eaux et de la créature
L’épine est enfoncée dans le tronc
L’épine est semée dans les champs de chanvre
L’épine est bien vissée dans la tempe de ta danseuse
Amérique prends garde à ton passé
La colère mûrit dans les entrailles appalachiennes
Le fruit de feu s’arrondit dans tes ovaires
La roseraie de tes névroses couve des incendies féeriques
Amérique prends garde à tes printemps
Amérique prends garde à tes automnes
Où les foies de veau infra-rouges pourrissent
À chaque branche de tes érables
Et la charogne de tes gibiers envahit tes boucheries
Dans l’alcool des minerais fermentent déjà ta folie
Et les crampes de soufre assaillent tes muscles râblés
Dans les Rockies se désagrègent les châteaux de la fée indienne
Chaque once de plomb enceinte d’un Baal futur
Tandis que la jaunisse de la pechblende
Corrompt la rate enflée des dieux
Halte ! Halte ! Amérique Amérique
Aux plages scintillantes d’œufs roses et bleus
Exhibe sur les planches brûlantes du show boat
Les douleurs du vieil homme Fleuve
Quand la liqueur de nostalgie cligne de ses yeux verts
À tous les carrefours des eaux
Amérique fraîche comme le lait
Aux fleuves tout neufs bien que nés d’entrailles immémoriales
Avec tes maladies de foie dans l’Appalache
Et tes jets de pétrole plus merveilleux que Versailles
Je baigne mon âme ancienne dans le Mississippi
Et je lave mes mains tremblantes
Dans les allées vertes de l’Ohio
Tout planteur de Kansas ne se sent-il pas un pharaon
Et l’ingénieur sur son jaguar de fer
Désarçonne les montagnes
Elégie d’Ihpétonga
Pont de Brooklyn
Pont de Brooklyn arc-en-enfer
Tenté par la ventouse de l’abîme
Tu pousses les voyants de l’aube au crépuscule aveugle
De la rive ignorante à la rive damnée
Nous t’écoutons la nuit accorder ta harpe gothique
La ballerine danse sur tes câbles
Qui donc de la plus haute tour
Lui lance des bouquets de volts violets
Hélas tout pont qui part vers le vertige
S’écroule un peu avec son voyageur
Le pont sur l’absolu
Aboutit dans les sables
Ne laisse pas partir l’amitié des pétrels
Ta chance qui s’en va vers des soleils plus nobles
Dans leur bec emportant des lambeaux de ton rêve
Pour en nourrir quelque désert futile
Là-bas une aile rose continue à battre
La naïade se tient sur les eaux sans sourire
Espère-t’elle aussi ne jamais mourir ?
La vague en quête d’infini
Descend descend l’escalier de l’indifférence
Plus bas toujours plus bas
Où la terre va dévorer ses excréments
Masques de Cendre
Chien de ma mort
Chien rouge assis devant ma porte et veillant sur mes feux
Mangeur de cœurs et de rognons dans les faubourgs de ma détresse
Ta langue chaude une flamme mouillée
Lèche le sel de ma sueur le souffre de ma mort
Chien rouge de ma chair
Happe les rêves qui m’échappent
Aboie à mes fantômes blancs
Ramène à leur bercail
Toutes mes gazelles voleuses
Et mords l’osselet de l’Ange en déroute
Chien roux venu d’on ne sait d'où devant ma porte
Avec le signe du Voyant entre les yeux
Et cette obéissance aux cercles
Plus ronds que ceux de mon vautour
Mais quel est ce vin de groseille jailli de mon corps
Quelle est cette morsure bienfaitrice
Qui se transforme en tulipe parlante
En bulbe enceinte de la parabole
D’où montera l’Arbre transfiguré ?
Dans la nuit batik de l’iode
Des marais pétrolifères de l’œil
S’élèvent les sphères du sephiroth
Tournent les dix fruits de lumière
Le chien m’a prévenu
Il a vu de ses yeux chiffrés
Le triangle brisé
Dans mon front d’accusé
Il a vu se fermer les paupières d’Hélène et les roses de Rhoswita
Et le dégel des neiges dans les faubourgs de ma face
Et c’est alors qu’il a mordu
Et qu’il a bu mes cinq litres de sang
Langue plus râpeuse que l’ortie blanche
Et sans fraternité pour les cressons
Dans les arcanes de ses peurs
J’ai haï sa fidélité de pauvre fou
Son rire orcain
L’oiseau de cendre chantait dans le soir
Tandis que sous ses crocs craquait l’os de ma Croix
Le Char triomphal de l’antimoine
Raziel
Sur les vingt-deux piliers de l’alphabet hébreu
Raziel construit de Verbe une immense officine
Où le mercure chante et l’oiseau se calcine
Exorcisant la pierre apprivoisant le feu
Soixante-douze noms de l’innommable dieu
Au langage arrachés : par le quartz qui fulmine
De voyelles un prisme et l’œil de cornaline
De lumière et de cris quel appel périlleux
“ EL ” fait-il “ ELOHIM ” peinant avec la hache
Avec la fraise avec la diable avec la clé
Moine de l’antimoine et magicien du blé
Raziel le séducteur flattant ce qui se cache
Il assigne il épelle il chante de sa tour
Soixante-douze noms et devra mourir sourd
(1949
Triptyque vénitien
Ghetto Vecchio
Est revenu le vendredi soir
Mais n’est pas revenu Constante Vivante
Avec sa tête tranchée sur l’assiette pâle
Est revenu le samedi soir
Mais dans la cendre et dans le poivre
Grésillent les ongles noirs d’Abraham Lef
Est revenu le dimanche soir
Les candélabres dans le Grand Canal
Ne rallument plus leurs yeux
Est revenu le lundi soir
Ils ne sont pas dix pour porter le Sepher
Ils ne sont pas trois pour enterrer Carlo Bò
Est revenu le mardi soir
Mais dans les mines de sel noir
S’est conservé pour mille ans le cœur d’Élie
Est revenu le mercredi soir
Les fourneaux brûlent dans la neige
Il ne reste pas d’os pour les chiens allemands
Est revenu le jeudi soir
Leone Piccioni n’était pas parmi nous
Ses yeux n’étaient plus parmi les étoiles
Est revenu le vendredi soir
(1949)
Les Cercles Magiques (1942-1947)
Les Cercles Magiques
Pris dans le cercle de mon astre
Tournant avec la roue qui tourne dans mon cœur
Et la meule de l’univers qui moud les grains du temps
Pris dans le cercle du bélier
Dans la corne recèle la voix secrète
Perceptible et jamais perçue
Comment donc échapper aux gongs qui sonnent dans le quartz des nuits
Comment échapper à l’arène où le taureau rejoint son ombre
Rien ne va plus : croupier du Zodiac
Ou derviche tournant la toupie des prières
Dans ton œil bleu Lilith comme un cerceau d’azur
Je tente le saut de la mort
Et je descends vers le gond de tes sangs
Je descends l’escalier sans fin des siècles
Ou monté-je l’échelle de feu
Q’entourent les ailes des anges ?
J’ai construit une tour
Le I vertical le monument de sable du Moi
Plus vite fané que le jonc
J’ai bâti la pyramide pour ensevelir la momie d’un insecte
J’ai habité l’Hexagone de neige le pentacle d’anémone
J’ai calculé le dé carré
La forteresse où capter l’ange
Dans un sommeil d’ivoire un sommeil sans paupières
Hélas le démon de mon dé
Me perce de ses 21 yeux noirs
Des yeux d’oiseaux des yeux de serpent des yeux de femmes
M’enroulent dans de nouveaux cercles
Des cercles de vautours virent au-dessus de ma vie
Des spirales de spirilles tracent le 6 de la mort
Des yeux de tout feu s’ouvrent se ferment
Au fond de moi très loin chantonne le Vieil Homme
“ Quel est ce dragon d’or qui vole dans les airs
Et ne dérange par le bouquet de comètes ?
Quel est cet aigle qui compte ses œufs dans l’arbre abattu par la foudre
Mais ses petits boivent à la lune nouvelle ?
Quel est ce personnage qui court sur le bord de la route
Qui monte la montagne en tombant au fond de sa tombe ? ”
Ni lui ni moi n’attendons la réponse
Le vent de la voûte astrale nous coupe la mémoire
J’essaie toutes les clés usées pour briser le cercle
Je lance les lettres de l’alphabet comme des ancres dans l’oubli
Je plante les racines des mots dans les sillons de mon front
Je jardine la roseraie magique
La rose des vents la rose de sable
Et si je tente le plongeon en ange dans le miroir
Mille nouveaux cercles couvent vers le bord du monde
Mais quelle est cette déesse parée des bracelets de Saturne ?
Quelle est cette énergie qui fouette les ellipses ?
Les portes
J’ai passé devant tant de portes
Dans le couloir des peurs perdues et des rêves séquestrés
J’ai entendu derrière les portes des arbres qu’on torturait
Et des rivières qu’on essayait de dompter
J’ai passé devant la porte dorée de la connaissance
Devant des portes qui brûlaient et qui ne s’ouvraient pas
Devant des portes lasses de s’être trop fermées
D’autres comme des miroirs où ne passaient que les anges
Mais il est une porte simple, sans verrou, ni loquet
Tout au fond du couloir tout à l’opposé du cadran
La porte qui conduit hors de toi
Personne ne la pousse jamais
PÊche de juillet
Pêche de juillet : mon aînée
Quarante aubes seulement te séparent du soir d’avril
Où l’hélice rose de ta fleur trembla sous mon haleine
Quarante midis traversés de vols de cigognes
Quarante soirs exerçant la gamme des rouges
Quarante nuits où la nounou te nourrit du lait de lune
Et te voici mûre :
Sphère de connaissance et de souffrance !
Solidement vissée à la loi de l’univers
Par les écrous et les nœuds de la branche
Respirant sous la tente des feuilles en forme de mains
Et travaillant nuit et jour
Dans l’atelier des astres, dont les courroies invisibles
Fournissent le courant cosmique
En quarante jours, tu t’es parfaite !
(Et moi, en quarante ans, qu’ai-je parfait ?
Ni la sphère d’une pensée complète
Ni l’assurance d’un cœur inébranlable)
Ton noyau, centre du monde,
Plus solide qu’une forteresse, qu’un tribunal, qu’un amour
Taillé comme un diamant, sillonné comme un océan
Et muni du dard
Qui percera le roc
Dans sa descente en terre et en éternité
Tu l’as cimenté, maçonné, ciselé sous mes yeux
Dans mon jardin, à mon arbre,
Que j’ai payé comptant en drachmes, en roubles, en marks,
En francs, en livres, en dollars
Sur la colline des érables, dans la vallée des saules, près du pré des fouines
Dans la vigne d’or, dans le potager bleu,
Pêcher ! Mon pêcher !
J’ai secoué des tonnes de tes planètes-fruits
Qui n’avaient qu’une raison d’être
Tomber à la terre vétuste
Et pourrir
Car ils étaient fait de chair
De chair qui tremblait au passage des noctuelles
Comme aux rayons de l’Orion
Chair de velours beige ou de peluche verdâtre
Chair jaune ocre orange grenade parme malte mecque
Chair de vierge et de vieille putain
Mes pêches ont roulé de tous les vergers
Elles ont illuminé les terrasses des reines d’Orient
Au pied de l’Olympe elles ont perpétué les seins d’Aphrodite
Elles ont été cueillies vertes et maigres
De fillettes dalmates trop tôt vendues par leur mère
Et les pêches roumaines sucrées au sang juif
Les crétoises minées de TNT
Les pêches d’espalier de Crimée, crucifiées au mur des otages
Oh celles de tous les vieux vergers sur l’Euphrate ou la Gironde
Transformés en cimetières
O pêche de chair ! Chair de pêché !
Brasier d’amour
Incendie de l’insulte
Hémorragie du cœur du monde
Abcès atroce qui suppure sous la rondeur pure :
Je te mange
Et crache ton noyau aux ordures
(Les Cercles Magiques, inédit)
CathÉdrale de feu
J’ai ramené la Flamme au château des ancêtres
La fille de la liberté
Née d’une jeune montagne et d’un vieux tonnerre
J’ai ramené le feu à la terre
Sur des pilastres de chênes
Et des blondeurs de bouleaux en délire
J’ai construit la cathédrale de feu
Aux tours massives pour soutenir les nuages
Sur des arcs-boutants d’orgueil byzantin
S’élève la nef dans une lumière de bronze
Des vitraux de saphirs des mosaïques de sang
Composent la Rose du miracle
Les cerfs affolés de la forêt portent leurs bois
Tout allumés comme des candélabres
Les aigles impriment leur sceau dans le plâtre féodal
Des renards à la queue de feu prennent la fuite
J’assiste au magnifique désastre
Comme un vieux roi de Rouault
Qu’étouffe sa pourpre
Je regarde l’écroulement du monde
Le buisson ardent du centre s’effeuille en églantines
Des colibris boivent la mort
Au cœur de roses vénéneuses
Les oiseaux noirs chantaient
L’échelle de Jacob adossée aux nuages
S’effondrait sur une rue de Gomorrhe
Sur une prison de Guernica
Sur une chapelle de Novgorod
La flamme danse au-dessus de l’abîme
La fille de la liberté
Née d’une jeune montagne et d’un vieux tonnerre
Brûle brûle pour mieux s’élever
Aux initiales de fumée
Au sanskrit de la cendre
Qui donc déchiffrera
Le nom du nouveau Dieu (Les Cercles Magiques, inédit)
L’Herbe du Songe (Traumkraut)
Sel et Phosphore
Si seulement le sel se déchagrinait
Dans mon œil !
Qui va sauver le fer
Dans la mine de mon cœur ?
Tous mes métaux
Se décomposent dans le souvenir
Le pur phosphore se déchaîne
Dans mon être
De l’agate tournoyant à mon doigt
J’attends le secours des astres
Les hauts-fourneaux de la douleur
Dans les hauts fourneaux de la douleur
Quel minerai met-on à fondre
Les valets du pus
Les sœurs de la fièvre
Ne le savent pas
Équipe de jour
Équipe de nuit de toute chair
Les feux et les plaies fleurissent
Sauvages dans les jardins de salpêtre
Et dans les champs brûlants de roses
Asphodèles de ma peur
Sur les pentes de la nuit
Ah ! que distille le seigneur de l’airain
Dans les cœurs ? Le cri
Le cri de l’homme jailli du ventre obscur
Qui tel un poignard saint
Fend notre soleil de mort
Ta lampe de deuil
Ta lampe de deuil, bien-aimée
Brille vers moi à travers tous les lointains
Comme les yeux rougis des étoiles tourmentées
J’ai bu les timbales de vins fatals
Quand j’étais solitaire
Et exilé de ton vignoble
Pourquoi le soleil bruit-il plus doré
Quand je ferme les yeux
Et pourquoi ton sang bat-il en moi plus violemment
Si toi qui m’es ravie
Tu ne m’appelles plus qu’avec des bras de brume ?
Traduit de l’allemand par Claire Goll et Claude Vigée
Fin à ce jour 09/12/2008